mercredi 30 octobre 2013

Bruno Banani, un cas extrême de naming sportif

Bruno Banani est le nom d’un lugeur tongien que j’ai eu l’occasion de découvrir dans un film documentaire, diffusé la semaine dernière dans l’émission Archipels sur la chaîne France O. Le film, « Coconut Power », retrace l’histoire de cet étudiant tongien, sélectionné pour devenir lugeur en Allemagne. Un lugeur au nom plutôt étrange pour un Tongien, surtout lorsque ce nom est partagé avec une marque de sous-vêtement allemande.

Tout commence le 12 décembre 2008, avec l’appel à candidature lancé à la radio nationale pour sélectionner un Tongien qui aura la chance de partir en Allemagne, nation dominatrice en luge. Ceci dans le but de participer aux Jeux Olympiques de Vancouver, d’après la volonté de la princesse de l’archipel Salote Mafile’o Pilolevu Tuita, de voir son pays être représenté pour la 1ère fois aux Jeux Olympiques d’hiver. Ainsi, une délégation allemande s’est rendue sur place, composée de l’ancienne lugeuse devenue entraîneur  Isabel Barschinski et d’un prénommé Mathias, pour sélectionner ce fameux sportif. Dans le film, on y découvre le processus de sélection, l’arrivée du lugeur en Allemagne avec la découverte de la neige, puis les 1ers tests sur la piste. Après des débuts poussifs, Bruno Banani parvient à devenir compétitif grâce au partenariat avec l’équipe allemande dont il bénéficie. Un autre partenariat intervient alors dans la carrière du lugeur, celui avec une marque de sous-vêtements allemande du nom de…  Bruno Banani. 


La coïncidence est assez surprenante et l’opportunité pour la marque évidente. C'est ainsi que le lugeur apparaît désormais avec combinaison, casque, bonnet et luge au nom de la marque… et du sien. De même, les banderoles et photos distribuées aux spectateurs lors des compétitions illustrent la volonté de la marque de capitaliser sur cette heureuse homonymie. Le documentaire donne même la parole au DG de la marque de sous-vêtements pour témoigner sur ce partenariat de sponsoring. Sur le plan sportif, Bruno Banani échoua de peu dans sa tentative de se qualifier pour les JO de 2010 suite à une chute. Par la suite, il participa aux championnats du monde 2011 à Cesena en Italie lors desquels il termina à la 36ème place (sur 37). Ses performances sportives sont plutôt surprenantes pour un débutant et suscitent le respect de ses adversaires et des observateurs, dans un sport aussi exigent, dangereux et qui requiert de nombreuses années de pratique à en croire les intervenants du documentaire. Une histoire qui semble « trop belle pour être vraie » comme le souligne le présentateur de l’émission Elyas Akhoun, avant la diffusion du film.




Car voilà, le lugeur Bruno Banani s’appelle en réalité Fuahea Semi (nom qui paraît davantage crédible pour un tongien). Tout ceci n’est que le résultat d’une manipulation orchestrée par une agence de communication, Makai, spécialisée notamment en buzz/guerilla marketing, au service de la marque de sous-vêtements. Effectivement, le magazine allemand Der Spiegel a révélé la supercherie début 2012.

L’agence de communication, ou plutôt sa filiale européenne basée en Allemagne, aurait imaginé toute cette stratégie dans le but de convaincre la marque de sous-vêtements de travailler avec elle. Car, oui, la marque semblerait avoir été trompée elle-même par l’agence de communication à cause des faux passeport et certificat de naissance délivrés au sportif par l’agence avec la complicité des autorités tongiennes, motivées par la possibilité de voir un de leur ressortissants participer aux Jeux Olympiques d’hiver. Mathias Ihle, directeur de Makai Europe était effectivement présent aux Tonga lors de la sélection du lugeur, bien que le documentaire n’ait pas jugé nécessaire de mentionner son nom de famille ainsi que sa fonction et donc son rôle dans l’histoire. Pour la marque Bruno Banani, l’agence Makai avait élaboré une stratégie de storytelling en imaginant un père cultivateur de noix de coco, ce qui inspira à la marque le nom de sa nouvelle ligne de sous-vêtements « Coconut Powered » , alors qu’en réalité le père du lugeur cultive du manioc, jugé sans doute moins typique et vendeur. De même, selon certaines sources, un lugeur remplaçant, nommé Taniela Tufunga, serait lui aussi parti en Allemagne par précaution, mais le documentaire n’en fait nullement référence.

Beaucoup d’articles de presse internationale ont relayé toute cette affaire (mais pas en France). Et depuis ces révélations, la marque Bruno Banani continue de sponsoriser son lugeur « homonyme » en clamant son innocence, d’autant plus qu’il a pu conserver son nouveau nom légalement et que ses performances sur les pistes de luge sont assez respectables. En championnats du monde, il termina 36ème en 2011 (comme le montre le film), 34ème en 2012 et 28ème en 2013. Il a également obtenu une médaille de bronze en 2011 lors des America Pacific Championships (d’autres résultats visibles ici). Ainsi, le site web de la marque lui dédiant une page et les 2 Pages Facebook de la marque et du lugeur se consacrant mutuellement un onglet, attestent de la pérennité du partenariat. 



Personnellement je trouve l’histoire de ce Tongien assez fascinante, que ce soit pour son parcours sportif que pour la particularité de ce type de sponsoring. Car même si la marque Bruno Banani se défend d’être à l’origine de cette manipulation, elle a néanmoins créée indirectement un sportif de haut niveau qu’elle sponsorise elle-même (alors que ce sont plutôt les sportifs qui créent leur marque). Cet homme, qui n’aurait sans doute jamais imaginé devenir sportif professionnel (il était étudiant en informatique), se voit devenir en l’espace de quelques mois un lugeur compétitif tout proche de se qualifier aux Jeux Olympiques d’hiver. Et même s’il échoua dans sa tentative, ses performances suivantes lui ont permis d’être tout à fait crédible et légitime en tant que lugeur de haut niveau, tout ça grâce à une agence de communication et à un sponsor qui ont donc bouleversé son existence et modifié de manière définitive et désormais légale son identité.

C’est cette nouvelle identité modifiée à des fins commerciales qui constitue un exemple particulier de naming. Alors que cette pratique se développe généralement à travers les compétitions sportives, les équipes professionnelles ou les stades, ici le naming est appliqué à un individu, nullement destiné à devenir sportif de haut niveau et surtout lugeur. Cet exemple devrait nous faire réfléchir sur la valeur de notre identité. Modifier son nom ou faire modifier le nom d'une personne à des fins promotionnelles pose un problème éthique qui dépasse le domaine du sponsoring sportif. 

En tout cas, toute cette affaire aura permis à un homme de devenir sportif de haut niveau et de prétendre sérieusement à une qualification aux Jeux Olympiques de Sotchi de l’année prochaine. Et même si le Comité International Olympique a des règles strictes concernant la publicité clandestine, Thomas Bach, son président, a affirmé (lorsqu’il n’était que vice-président) que rien ne pourrait l’empêcher de concourir sous son nom de Bruno Banani.


Sources:
Der Spiegel
ESPN
The Guardian
Vancouver Sun
Radio Australia



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